Perte d’exploitation : assurances, l’art de l’esquive
Selon la Fédération française de l’assurance, la moitié des entreprises ont des contrats d’assurance comportant une garantie « perte d’exploitation » qui les couvre contre des pertes substantielles de marge brute liées à la survenance d’un sinistre. Or « la majorité des assureurs a considéré que cette protection ne pouvait pas être mobilisée en cas de pandémie », pose Joël Fourny, président de CMA France. Il est bien difficile pour un artisan de faire valoir ses droits alors qu’il est en train de redresser son activité ; nous entrons là, en effet, dans les méandres et subtilités de ce qui est écrit dans les contrats.
7 % des entreprises assurées seraient garanties contre leurs pertes d’exploitation de manière certaine ou à trancher par le juge. (Source : Autorité de contrôle prudentiel et de résolution.)
50 à 60 milliards d’€ : c’est ce que représentent les pertes d’exploitation qui résultent de la crise pour les entreprises françaises ; l’enveloppe globale annuelle de Catex s’élève à 2 milliards d’€. (Source : FFA et Cabinet Grenier Avocats)
30% des assureurs ont versé une indemnité exceptionnelle « perte d’exploitation » à ses assurés. (Source : estimation de l’Umih.)
Les contrats, entre cafouillages et embrouillaminis
Pour savoir si vous pouvez être dédommagé, deux cas de figure. Primo, vous faites partie des 4 % d’entreprises qui ont souscrit à une assurance avec une garantie « perte d’exploitation » qui est « sans dommage ». « Dans ce cas-là, la perte d’exploitation est liée à autre chose, qui la déclenche (fermeture administrative, épidémie…) ; vos pertes sont couvertes si l’événement prévu dans le contrat s’est produit », explique Jérôme Goy, avocat du cabinet Enthémis. Sauf si des exclusions les spécifient en votre défaveur : épidémie d’origine « animale » (qui fait référence à la vache folle), par exemple.
Deuzio, vous avez souscrit à une assurance avec une garantie « perte d’exploitation » obligatoirement reliée à un dommage matériel (incendie, grêle…). « Vous n’êtes couvert que si la perte d’exploitation est la conséquence des dommages énoncés. » Autre cas possible, vous avez une garantie de pertes d’exploitation qui est présentée comme consécutive à un dommage, « sauf que la manière dont cela est écrit n’est pas claire et le lien entre les deux n’est plus valable ». Dans ce cas, le doute est toujours interprété au bénéfice de l’assuré ; celui-ci « peut alors se prévaloir de sa garantie de pertes d’exploitation et ce, même en l’absence de dommage matériel garanti ».
Face à cette complexité contractuelle, la justice a affirmé que les conséquences d’une pandémie n’étaient pas inassurables (contrairement à ce que les compagnies d’assurances ont déclaré) via des procès parfois médiatisés (face à Stéphane Manigold, Axa condamné le 22 mai ; face à l’hôtelier qui l’attaquait, l’assureur Albingia condamné le 17 juillet…). « Il y a autant de cas que de contrats ; des exceptions, des rédactions imprécises font alors pencher la balance du côté de l’assuré », poursuit Jérôme Goy. Les professionnels les plus touchés sont aussi les plus remontés.
Règlements de « comptes »
« Nous avons derrière nous plus de 10 000 adhérents prêts à engager des actions en précontentieux », prévient Alain Grégoire, président de l’Umih Rhône-Alpes et coordinateur national du dossier « perte d’exploitation Covid-19 ». « Nous nous sommes aperçus que les vingt contrats les plus vendus en France n’étaient pas juridiquement propres. Les contrats de plusieurs compagnies sont non-conformes. Nous leur avons écrit ; si cela n’aboutit pas à quelque chose, nous irons au pénal. Nous n’irons pas
en référé sur la forme au tribunal de commerce, mais directement sur le fond. Nous sortons la hache de guerre, nous sommes sûrs de nous. »
Certains assureurs ont ainsi stratégiquement pris les devants… « La directrice de ma banque m’a appelé en personne et m’a annoncé mi-avril que j’aurais droit à une indemnisation », se souvient Christophe Maugard, boulanger à Rouen. Les 9.000 € reçus du Crédit mutuel-CIC ont été pour lui une véritable bouffée d’oxygène. « Je n’ai pas compris comment ils avaient fait leur calcul… Pourcentage ou prorata ? De quoi ? », se demande encore l’artisan, qui a perdu 25 % de chiffre d’affaires. Attention cependant, « le versement d’une prime ne peut pas être considéré par les assureurs comme une fin de non-recevoir d’une assignation », précise Patrice Grenier, fondateur du cabinet Grenier Avocats.
Néanmoins, en proposant une indemnité forfaitaire qui ne fait pas référence aux contrats, les assureurs font des économies. « Le coût total des indemnisations des pertes d’exploitation, si elles avaient été garanties, serait compris entre 50 et 60 milliards d’euros selon les assureurs », avance Jérôme Goy. Comment empêcher qu’un tel scénario « catastrophe » se reproduise ?
Les solutions « bonnet blanc, blanc bonnet »
Plusieurs propositions ont vu le jour afin d’éviter à l’avenir la multiplication des contentieux. Parmi leurs auteurs, pour plus de clarté, distinguons trois familles. La première est la famille « Ça ira mieux demain ». On y trouve la proposition de loi Husson, adoptée au Sénat le 2 juin 2020, ainsi que la proposition du 12 juin de la Fédération française de l’assurance (FFA), le dispositif Catex. Selon certaines sources, ce dispositif couvrirait entre 25 et 50 % des charges fixes pesant sur les entreprises touchées. « L’idée est à peu près la même, simplifie l’avocat Patrice Grenier.
Le projet Husson prévoit un système d’indemnisation calculé sur les catastrophes naturelles, le Catex se calquerait, lui, sur les catastrophes naturelles et l’outil Gareat (Gestion de l’assurance et de la réassurance des risques attentats et terrorisme). Ils sont financés par des cotisations additionnelles, un fonds dédié, et les pouvoirs publics ; l’indemnisation forfaitaire peut être débloquée dans des délais rapides. » L’expert pointe néanmoins que « la masse salariale serait exclue de la perte d’exploitation car elle serait prise en charge par les mesures gouvernementales du chômage partiel ; une part importante serait ainsi non-indemnisée… »
Nous pouvons aussi incorporer dans cette famille le groupe de travail mené par Bercy, qui a rendu son rapport le 16 juillet. « Son but est de trouver un système équilibré (rapide, forfaitaire, cofinancé). » Bercy a annoncé un projet de loi à l’automne sur ce sujet. Les propositions des deux autres familles paraissent plus connectées aux réalités du terrain.
Des solutions qui sortent du moule
La deuxième famille, c’est la famille « Rétroactive ». La proposition des trois personnes qui la composent (l’avocat Jérôme Goy et les deux députés Julien Aubert et Olivier Marleix) date de début juillet et est la seule qui ne considère pas la situation actuelle comme réglée. « Elle est applicable aux conséquences de la pandémie en cours, insiste Jérôme Goy. Nous nous sommes calqués sur le régime des catastrophes naturelles, avec une cotisation qui va dans un fonds spécial. Sauf que les cotisations futures alimentant ce fonds rembourseraient une avance de l’État. Cela permettrait à ceux qui n’ont rien eu de toucher quelque chose ; les assureurs n’assumeraient que les coûts de gestion. »
Dans la troisième famille, la famille « Ras-le-bol », on repart de zéro. Ulcéré par le secteur assurantiel qui n’a pas assumé son rôle, l’Umih planche sur sa propre solution d’assurabilité « pour [ses] 250 000 entreprises, et qui pourrait s’étendre aux 400 000 entreprises du tourisme », précise Alain Grégoire. « Notre but est de sortir ce contrat en septembre, de façon à ce que les entrepreneurs puissent dénoncer leurs contrats et être libres de leurs mouvements en janvier 2021. Notre contrat prévoira peut-être la possibilité de couvertures qui n’existent pas aujourd’hui, comme les conséquences des mouvements sociaux qui agitent le pays depuis trois ans. » L’objectif est clair : s’émanciper pour aller vers un modèle « vertueux ».Le temps presse. « Le mécanisme devra être adopté rapidement pour pouvoir s’adapter à une éventuelle deuxième vague. Sera-t-elle le prolongement de la première ou un nouveau sinistre ? », s’interroge Patrice Grenier. Aujourd’hui, beaucoup d’incertitudes subsistent.
Les requêtes de CMA France
« Il convient de trouver un nouveau modèle adapté au risque de pandémie. Plutôt qu’une stratégie de saupoudrage à la discrétion de chaque assurance. CMA France a demandé aux assurances la remise gracieuse de toutes les cotisations des entreprises durant quatre mois, le renforcement de leur participation au fonds de solidarité (pour compenser les pertes d’exploitation), la création d’un fonds spécifique dédié à compenser les pertes de matière première pour les entreprises ayant été obligées de fermer, et leur participation à un fonds de réamorçage dans le cadre du plan de relance (50 % d’avance remboursable, 50 % d’aide directe) », pose Joël Fourny, président de CMA France.
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