Aude Tahon, présidente d’Ateliers d’Art de France : "Plutôt que de reprise, c’est d’avenir qu’il s’agit !"
Alors que les Salons, marchés et autres manifestations publiques reprennent doucement, dans quel état est le secteur des métiers d’art après cette crise sanitaire inédite ?
Les professionnels de métiers d’art ont été très impactés par cette crise. Une partie importante de leurs marchés a disparu avec la fermeture de tous les lieux physiques (boutiques, galeries, ateliers d’art) et l’annulation de tous les Salons et marchés, les coupant des clients locaux et internationaux.
Malgré cela, les professionnels de métiers d’art se sont mobilisés et se sont organisés pour maintenir ou développer leurs marchés, en redisposant leur stratégie de commercialisation, en réinventant leurs collections ou en ayant recours aux outils actuels, tels que le digital.
Des aides inégales en régions, les coupures diverses d’accès aux clients ou la fragilité de l’équilibre économique d’entreprises plus récentes, ont créé des situations très disparates. De nombreux ateliers d’art subissent toujours les conséquences de ces longs mois de crise et font face à plusieurs freins pour relancer leur activité.
La crise sanitaire a mis en évidence les multiples difficultés auxquelles collectivement le secteur des métiers d’art fait face depuis de nombreuses années.
Nombreux sont les besoins urgents des professionnels de métiers d’art :
- des codes d’activité unifiés ;
- un statut unique et adapté à l’exercice de leurs métiers ;
- la création d’une branche spécifique de métiers d’art ;
- des formations respectant leurs spécificités et la démarche de création par le travail de la matière.
Aujourd’hui, au moment de la reprise, les professionnels de métiers d’art s’organisent pour être visibles, mettre en avant leurs valeurs attractives, afin de vendre leurs créations.
"La reprise est cependant lente et pas encore entière, les contraintes continuent de peser sur l’organisation des événements notamment avec la mise en place du pass sanitaire."
Malgré ces difficultés, Ateliers d’Art de France s’active en vue de la tenue des éditions des Salons importants pour la profession, notamment le Salon international Maison & Objet*, du 9 au 13 septembre, et le Salon International du Patrimoine Culturel, du 28 au 31 octobre, même si une partie du public international ne pourra pas encore être de retour du fait de la situation sanitaire.
Du dynamisme, de la concentration…, les professionnels de métiers d’art travaillent tous avec cette perspective de répondre aux commandes et en vue de présenter leurs créations à découvrir lors de prochains Salons.
Plutôt que de "reprise", c’est "d’avenir" qu’il s’agit !
Dans cette période de vie diminuée, la capacité des professionnels de métiers d’art à se déployer par la création est ce qui sauve les ateliers.
"Au-delà des professionnels de métiers d’art eux-mêmes, ce besoin de lueurs et de lumières pour éclairer le quotidien est vital pour la société entière. Dans ce monde perturbé, les métiers d’art sont un repère, porteurs d’espoirs, d’imaginaire, de convivialité."
2021 a aussi vu l’achèvement de la mise en place du DNMADe, qui a remplacé les six spécialités arts appliqués du BTS, abrogées à la session d’examen 2021. Par le biais d’Ateliers d’Art de France, vous vous êtes élevée dès 2017 contre cette réforme. En quoi consiste-t-elle exactement ?
L’année 2021 est une année charnière pour la formation aux métiers d’art : la fusion en un seul diplôme des actuels Manaa, BTS et DMA, seront respectivement abrogés cette année.
Depuis son apparition à la rentrée 2018, le diplôme national des métiers d’art et du design (DNMADe) est censé favoriser l’émergence des "nouveaux métiers d’art" à travers le croisement des compétences entre les métiers d’art et le design.
A l’heure de la première promotion des diplômés, il apparaît qu’au lieu d’apaiser les inquiétudes qui existent depuis plus de trois ans parmi les acteurs de la formation métiers d’art, le DNMADe remet en question l’avenir du secteur des métiers d’art.
En effet, ce nouveau diplôme aboutit à la lente et constante détérioration de toute la filière des métiers d’art à travers une réduction drastique des heures de pratiques en ateliers ainsi que des budgets de formation, ne permettant plus ainsi de proposer une formation capable de former nos futurs artisans d’art, tels que définis par la loi.
Un artisan d’art est par définition un créateur qui n’est pas dans une démarche descendante nourrie de concepts, mais d’une démarche ascendante construite sur son savoir-faire et sur la connaissance de la matière.
Quelles sont vos craintes quant à la formation des futurs professionnels des métiers d’art ? Vous allez même jusqu’à évoquer une "génération sacrifiée" ?
Cette génération est confrontée à un risque de manque de validation de compétences et de problèmes d’insertion sur le marché du travail. Ce sont les ateliers qui devront compenser ce manque de formation, à condition qu’ils en aient les moyens.
Une vigilance est également à apporter concernant l’apprentissage des normes de sécurité. Une mauvaise formation implique des gestes dangereux ou inadaptés à l’atelier.
De nombreux élèves quittent leur cursus DNMADe n’ayant pas trouvé ce qu’ils cherchaient. Les places vacantes en 2e et 3e années tranchent avec l’afflux de postulants en première année via Parcoursup. Le mode de sélection des élèves et des référentiels totalement inadaptés en sont principalement la cause.
Outre ce nouveau diplôme, nous constatons également la perte de nombreuses offres de formations qualitatives relevant de la formation continue. En cause, l’instance France Compétences, née de la loi "Avenir professionnel", qui évalue les titres de certifications professionnelles.
Un certain nombre de formations ont perdu leurs titres, certaines ont été rétrogradées, au motif que les diplômés sortants, après six mois ou un an, n’avaient soit pas un niveau de revenus suffisant ou n’exerçaient pas pleinement l’activité pour laquelle ils avaient été formés. Or, dans nos métiers, il faut plusieurs années, lorsque nous créons un atelier, pour développer son activité et trouver sa clientèle.
Nous recueillons actuellement de nombreux retours de centre de formations, d’associations et d’écoles qui subissent cette baisse du niveau de leurs formations.
"Paradoxalement, c’est aujourd’hui, au moment où les formations aux métiers d’art bénéficient d’un engouement jamais atteint, que nous devons faire face à une crise profonde due à l’abaissement du niveau de la formation aux métiers d’art…"
Cette contradiction force l’ensemble des acteurs de la formation – enseignants, élèves, professionnels – à prendre la parole et à alerter la société civile afin que soit revue en profondeur l’offre de formation dont dépendent l’avenir du secteur et les générations futures.
Quelles sont les revendications d’Ateliers d’Art de France et des professionnels ou acteurs de la formation des métiers d’art ?
Les professionnels de métiers d’art souhaitent que le système actuel de formation soit revu afin de correspondre à la réalité des besoins du secteur des métiers d’art à travers :
- une démarche de création enseignée adaptée aux spécificités des métiers d’art ;
- la reconnaissance de l’atelier comme lieu indispensable de formation ;
- l’allongement du temps de formation en atelier d’art ;
- l’implication des professionnels de métiers d’art et des enseignants dans la définition des référentiels de formation ;
- l’harmonisation des partenariats entre les professionnels de métiers d’art et les acteurs de la formation ;
- la mise en avant des métiers d’art dans l’orientation des jeunes.
Un rétropédalage du Gouvernement vous semble-t-il possible ? Vous sentez-vous entendue ?
Nous échangeons depuis plusieurs mois avec plusieurs interlocuteurs au sein des ministères et avons le soutien d’un groupe de députés et de sénateurs, de présidents de Région, soucieux et témoins de la détérioration du niveau des formations aux métiers d’art sur leurs territoires, ce qui a un impact direct sur l’emploi et l’économie de nos régions.
Ateliers d’Art de France a lancé de nombreux messages d’alertes, effectué des états des lieux, recensé de nombreux témoignages de professionnels de métiers d’art.
Concernant le DNMADe, nous attendons de l’État une prise de conscience du décalage entre la formation proposée et les besoins du secteur. Cette réforme hors sol est désastreuse et porte un coup fatal à la pérennisation des métiers d’art.
Pourtant, les retours très inquiets d’enseignants, d’élèves et de professionnels accueillant des stagiaires issus de cette formation devraient alerter le ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports et la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation afin de mettre en place une enquête.
"Comment est-il possible que les pouvoirs publics ne perçoivent pas cette place essentielle de la création des métiers d’art dans notre société ?"
Les changements de notre société sont profonds, les jeunes qui s’engagent aujourd’hui dans les métiers d’art ont soif d’apprendre et de créer par l’apprentissage du travail de la matière. Ne pas le comprendre, ou le refuser par idéologie, est dramatique tant pour les élèves, les enseignants, que pour le devenir du secteur professionnel, et pour la France !
C’est bien le rôle de l’État de reconnaître ce vivier dynamique d’entreprises créatives, et de préserver l’avenir des nouvelles générations qui veulent s’engager dans les métiers d’art !
Les professionnels, quant à eux, chaque jour, à défaut d’outils mis en place par l’État pour construire le secteur, veillent sur leur devenir.
Conscients de leur place dans la société française, les professionnels se préparent à défendre leur programme pour les métiers d’art !
Maintenant, il y a urgence ! C’est tout de suite ! La France a besoin de ses métiers d’art !
* Organisateur SAFI, filiale d’Ateliers d’Art de France et de Reed Expositions France.
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