Prud'hommes : les preuves illicites et déloyales sont désormais admises sous conditions
Des preuves obtenues de façon déloyale peuvent désormais être produites devant le juge. Le revirement de jurisprudence est majeur, puisque, depuis 2011, la Cour de cassation excluait une telle possibilité.
Par deux arrêts rendus le 22 décembre 2023, les magistrats ont admis que des moyens de preuve déloyaux peuvent être présentés au juge dès lors qu’ils sont indispensables à l’exercice des droits du justiciable.
Tout ne sera pas pour autant admis : ces preuves ne doivent pas porter une atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux de la partie adverse. Ces arrêts de la Cour de cassation ont pour origine deux affaires. Dans la première, un employeur avait effectué, à l’insu de son salarié, un enregistrement audio lors d’un entretien préalable à une sanction disciplinaire. Il devait servir à prouver la faute reprochée au salarié, à savoir son refus de fournir le suivi de son activité commerciale.
Dans son arrêt, la Cour de cassation précise que désormais « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats ».
Le juge doit dorénavant, « lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
Un revirement complet
Le revirement est complet puisque depuis une décision de 2011 (7 janvier 2011, n° 09-14.316
et 09-14.667), le juge ne pouvait pas tenir compte d’une preuve obtenue de manière déloyale, c’est-à-dire lorsqu’elle était recueillie à l’insu d’une personne, grâce à une manœuvre ou à
un stratagème.
De même, les preuves illicites, obtenues en violation de la loi ou portant atteinte à certains droits, comme le respect du droit à la vie privée, aux règles de protection des données personnelles ou à l’obligation d’informer les salariés avant d’utiliser un dispositif permettant de collecter des informations les concernant, dont la vidéosurveillance, devaient être rejetées par le juge. Cette jurisprudence avait cependant été affaiblie par des arrêts rendus en 2020 par
la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), explique François Hubert, avocat chez Voltaire Avocats :
« Face à cette jurisprudence traditionnelle, quelques brèches étaient apparues, notamment sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme qui ne fait pas de distinction sur la preuve illicite, la preuve déloyale, mais se concentre plus tôt sur ce qu’on appelle "une mise en balance des droits en cause", entre, d’un côté, le droit à la preuve des parties en présence et, de l’autre, la préservation des droits qui lui sont opposés, que ce soit le droit à la vie privée, le secret des affaires ou le secret médical notamment. »
Quelles sont les deux conditions à respecter ?
Une deuxième brèche est apparue avec la prise de position de la chambre criminelle de
la Cour de cassation, qui a admis de manière constante la recevabilité des preuves illicites ou déloyales, dès lors que les parties pouvaient en discuter le bien-fondé de manière contradictoire.
Cette situation avait conduit des justiciables à modifier leur stratégie, explique François Hubert :
« Il y avait une certaine tendance chez certains salariés ou des employeurs à engager d’abord une procédure pénale pour contourner le régime restrictif en matière probatoire. »
Attention, toutes les preuves déloyales ne seront pas acceptées par le juge, prévient Olivia Guilhot, avocate du cabinet Voltaire Avocats :
« La Cour de cassation dit que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits, mais
à deux conditions. La première, c’est que cette production soit indispensable à l’exercice du droit de la preuve. Cela signifie que cette preuve déloyale ou illicite doit être finalement la seule possible pour que la personne qui s’en prévaut puisse faire valoir ses droits. Et la deuxième condition, c’est que l’atteinte à un autre droit soit strictement proportionnée au but poursuivi. »
Des tests de proportionnalité
Les juges vont donc devoir se livrer à des tests de proportionnalité pour déterminer si une preuve est recevable. Début 2024, deux affaires ont déjà été soumises à la Cour de cassation.
Dans la première, un salarié avait enregistré à leur insu des échanges entre membres du CHSCT désignés pour réaliser une enquête interne relative à un harcèlement. La Cour de cassation a rejeté cette preuve.
« Elle a estimé que, dans ce cas, il y avait une enquête menée par des représentants du personnel à laquelle ont été associés le médecin du travail et l’inspection du travail, explique Olivia Guilhot. Le salarié avait donc finalement d’autres éléments de preuve, laissant supposer l’existence d’un harcèlement moral. La production de l’enregistrement clandestin n’était donc pas indispensable au soutien de sa demande. Il y a bien une volonté de restreindre la recevabilité des enregistrements déloyaux. »
Dans une autre affaire, une salariée contestait son licenciement pour faute grave, car elle n’avait pas été informée de la mise en place du système de vidéosurveillance qui avait permis à son employeur de détecter ses agissements frauduleux. La Cour de cassation a admis que cette contestation n’était pas recevable, explique Olivia Guilhot :
« La Cour de cassation a estimé que cette preuve déloyale passait le test de proportionnalité. Elle indique dans sa décision que le visionnage des vidéos a été limité dans le temps, réalisé finalement par le seul dirigeant de la société et dans un contexte de disparition des stocks. »
La Cour de cassation a mis en balance le droit à la preuve qui doit être accordé au chef d’entreprise ainsi que celui d’exercer son activité normalement avec le droit au respect de la vie privée de la salariée.
« La Cour de cassation a admis la preuve illicite de la vidéo, car elle seule peut venir établir la faute grave qui était reprochée à la salariée », précise l’avocate.
La jurisprudence étant récente, sa stabilisation sera progressive, mais il est d’ores et déjà certain qu’elle place les conflits professionnels dans une optique inédite.
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