Interview exclusive

Muriel Pénicaud : "La réforme de 2018 a changé leur vie : c’est ma plus belle récompense"

Le 04/10/2024
par Propos recueillis par Sophie de Courtivron et Julie Clessienne
Muriel Pénicaud est revenue pour Le Monde des artisans sur ses accomplissements en tant que ministre du Travail (2017-2020) et en commente les évolutions, en prenant soin de remettre l’église au milieu du village. Aujourd’hui administratrice de sociétés, conférencière et mécène (entre autres), elle est aussi photographe d'art. Donc un peu artisan… et plus que jamais sur le terrain.
Partager :

Vous avez porté la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel (2018) ; de quoi êtes-vous la plus satisfaite six ans après ?

Je ne compte plus le nombre de gens qui m’arrêtent encore aujourd’hui dans la rue pour me remercier car les réformes que nous avons menées ont changé leur vie, cela me touche beaucoup et donne du sens à mon engagement de ministre.

D’abord, sur l’apprentissage, nous sommes passés de 320.000 à plus d’un million de jeunes, alors que c’était soi-disant impossible en France. Nous l'avons fait. Cela change la vie des entreprises et des jeunes et j’en tire une très grande joie et beaucoup de fierté lorsque je rencontre tous ces jeunes qui ont les yeux qui brillent, passionnés et pleins de projets.

Ensuite, il y a le compte personnel de formation (CPF), avec lequel nous avons essayé de briser la fabrique de la reproduction sociale. Si l’apprentissage est un ascenseur social, c’est pareil pour le CPF. 7 millions de personnes l’ont déjà utilisé, pour avoir une vie meilleure, une promotion, faire une reconversion, passer son permis de conduire…, dont 80% sont des ouvriers et des employés et beaucoup intéressés par l’artisanat. Nous sommes le premier pays au monde à avoir offert le droit de se former tout au long de sa vie.

"D’après les études de l’OCDE, une compétence professionnelle, telle qu’on l’apprend au départ, est valable en moyenne deux ans ! C’était 30 ans dans les années 1990. Donc si on ne se forme pas tout au long de sa vie, des gens seront laissés sur le côté et les entreprises ne trouveront pas la main-d’œuvre dont elles ont besoin."

Enfin, il y a eu la création de l’index pour l’égalité professionnelle, et l’obligation de résultat, elle aussi intégrée dans la loi. Les progrès sont notables, mais on n’est pas encore à l’égalité complète, il faut continuer ! Compte tenu des effectifs, cela est plus compliqué à mettre en place dans les TPE, mais nous avons remarqué qu’il y avait beaucoup moins d’inégalités dans les petites entreprises que dans les grandes. Il faut encore durcir un peu les conditions mais cela a fait progresser le système.

J’ai aussi envie d’ajouter un quatrième point, l’inclusion : les mesures que nous avons prises pour débloquer certains freins à l’emploi pour les personnes en situation de handicap et doubler le nombre de places dans les entreprises d’insertion et les entreprises adaptées. Même si le chemin est encore long, j’espère que les entreprises vont comprendre, suite aux Jeux paralympiques notamment, qu’il y a dans ce public plein de talents dont elles se privent. Aujourd’hui, les moyens d’accompagnement juridiques et financiers sont là, mais nous avons encore besoin d’une mobilisation plus large des entreprises.

Par rapport à la réforme de l’apprentissage, qu’est-ce qui devrait, selon vous, au vu de la situation actuelle, être modifié ou adapté ?

Notre Loi "Pour la Liberté de choisir son avenir professionnel" (2018) a déjà eu un impact sur les chiffres du chômage des jeunes qui est passé de 22 à 15% en cinq ans. On progresse mais il faut intensifier et accélérer sur ce point. De nombreux jeunes disent qu’ils n’auraient pas pu continuer leurs études sans l’apprentissage, d’autant plus dans l’artisanat, où c’est pourtant essentiel pour assurer la relève et où l’on note 34% d’apprentis supplémentaires sur les cinq dernières années.

On évoque souvent la part très importante du nombre de jeunes formés dans le supérieur (60% aujourd’hui, contre 40% dans des niveaux infra-Bac), mais ces chiffres sont logiques au regard du nombre important de jeunes qui passent le Bac en France chaque année.

"N’oublions pas non plus tous ces jeunes qui se tournent vers l’artisanat avec un Bac+2 à Bac+ 5 grâce à cette réforme qui a ouvert l’apprentissage jusqu’à 30 ans, avec la possibilité de passer un diplôme en 6 ou 12 mois. C’est intéressant aussi pour les chefs d’entreprise car ce ne sont pas forcément leurs enfants qui ont envie de reprendre l’affaire familiale, mais il y en a d’autres que ces métiers passionnent. Cette réforme a ouvert ces portes-là."

Le financement de cette réforme a souvent été pointé du doigt dernièrement, notamment dans les rapports de l’Igas…

Il y a beaucoup de confusion dans le débat public entre le coût de la formation des apprentis et les aides à l’embauche octroyées aux entreprises.

Sur le premier point, je regrette beaucoup que le Gouvernement ait baissé deux fois de suite les coûts-contrats, c'est-à-dire les montants que l’on donne à un CFA pour former un jeune, y compris dans les niveaux CAP, BP et Bac Pro… Par exemple, pour former un boulanger, le coût-contrat est passé de 6.683 à 6.015€ et pour un cuisinier de 8.564 à 6.548€ avec un risque de perte de qualité et d'innovation. Je continue à dire que c’était une erreur que d’imposer cette baisse à tout le monde, il aurait fallu la cibler sur les coûts excessifs, notamment dans une partie de l’enseignement supérieur.

Au sujet des aides aux entreprises, c’est différent. En 2018, nous avons simplifié le système en passant, pour un coût similaire, de 4 aides à 1, sachant que le nombre d’apprentis était moins important et le coût pesait donc moins sur les comptes publics.

En 2020, nous avons lancé une aide exceptionnelle qui ne devait être en vigueur que pour cette année particulière, en pleine crise Covid, pour sauver les postes des apprentis, de la même façon que nous avions mis en place l’activité partielle pour les salariés. Le problème, c’est que cette aide exceptionnelle a été maintenue depuis quatre ans, provoquant cette cocotte-minute pour les finances publiques.

Le Gouvernement aurait dû revenir depuis à un niveau d'aide plus raisonnable, tel qu'avant la crise Covid. C'est ce qu'il faut faire maintenant, notamment dans les grandes entreprises, sauf pour celles qui embauchent jeunes en situation de handicap, car ceux-ci ont plein de talents mais ne représentent que 1,5% des effectifs dans l’apprentissage et il faut inciter les entreprises à leur donner leur chance.

"Le niveau d’aide doit rester important dans les petites et les moyennes, qui sont le tissu économique et social du pays et où les marges de manœuvre financières sont moins grandes."

En revanche, attention à ne pas moduler l'aide selon le niveau des jeunes en apprentissage car beaucoup d’entre eux peuvent aujourd’hui faire des études supérieures grâce à cela : dans les écoles d’ingénieurs et de commerce, 23% des jeunes ont des parents ouvriers ou employés, soit deux fois plus qu’auparavant, et 30% des jeunes disent qu’ils n’auraient pas atteint ces niveaux d’étude sans l’apprentissage. Pensons au fait que ceux qui font un master dans les métiers de l’artisanat seront les chefs d’entreprise de demain

Je conclurai en disant qu’il y a toujours une hypocrisie ou une courte vue dans la façon dont on observe les finances publiques : on raisonne silo par silo, ministère par ministère, sur un plan comptable annuel, au lieu de réfléchir au niveau d’une génération, à long terme.

Oui l’apprentissage coûte plus cher qu’avant mais c’est parce qu’il y a désormais trois fois plus d’apprentis ! Et pendant ce temps, ces jeunes ne sont pas en lycées professionnels ou à l’université (sauf s’ils y suivent des parcours en apprentissage), où ils représentent un coût deux fois supérieur pour la société, et ne sont pas non plus au chômage ou accompagnés par une mission locale, ce qui coûte aussi cher qu’une formation en apprentissage. Et surtout, c’est un investissement pour l’avenir de chaque jeune et pour la Nation : des jeunes bien formés, capables d’évoluer, et qui ont choisi un métier qui leur plaît et les motive ! Qui ne souhaite pas cela pour ses enfants, et pour les générations futures ?

N’oublions pas non plus que c’est la voie de formation qui a le plus fort taux d’insertion : deux tiers des apprentis ont un emploi au bout de six mois. Dans l’artisanat, l’apprentissage signifie aussi transmission d'entreprise et la relève.

Comment jugez-vous la possibilité offerte par cette réforme à toutes les entreprises d’ouvrir un CFA ? Certaines n’en ont-elles pas profité (main-d’œuvre peu chère, manquement dans l’obligation de former, effet d’aubaine pour les formations dans le supérieur au détriment des infra-Bac…) ?

Dans tout le système public, il y a toujours 3 à 5% de gens qui font des choses qui ne sont pas correctes et c’est très français de justement pointer ces exceptions du doigt. Il faut effectivement réguler le système et sanctionner les quelques dérives, mais ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

L’enseignement privé dans le supérieur représente 27% des apprentis, ce n’est donc pas la majorité. Et certains font un excellent travail. Je pense que ce qui compte c’est l’exigence de qualité, dans le secteur privé comme public. Il faut réguler les dérives oui, mais en offrant la possibilité de l’initiative (qui n’est pas un gros mot !).

"Ouvrir la possibilité de créer un CFA aux entreprises, aux groupements d’entreprises, aux branches professionnelles…, qui ne trouvaient pas de ressources, de main-d’œuvre leur a donné les moyens de les 'fabriquer' eux-mêmes, ce qui est une bonne chose. Cela a multiplié l’offre sur le terrain."

Je pense par exemple à Naval Groupe qui cherchaient des soudeurs sous-mariniers depuis 20 ans et qui ont créé leur propre CFA pour répondre à leurs besoins. Des témoignages d’entrepreneurs qui ne trouvaient pas de jeunes avec les compétences nécessaires, j’en ai reçu des milliers…

Des CFA artisanaux ont également pu ouvrir de nouvelles sections, partout en France, y compris dans des territoires où il n’y avait rien, grâce à cette réforme. Pourquoi on empêcherait de répondre aux besoins de formation des jeunes et de main-d’œuvre alors que c’est un souci pour la majorité des entreprises ? C’est tout l’esprit de cette réforme. Il n’y a pas "les bons et les méchants" par statut, il y a ceux qui font de la qualité et les autres.

Avant, nous étions dans un système malthusien, c’est-à-dire où l’offre était limitée par les politiques régionales. Or, pour qu’il y ait un contrat d’apprentissage, il ne faut pas seulement un CFA mais aussi un jeune et une entreprise. Donc si la demande ne correspond pas à des besoins, les CFA ne peuvent pas ouvrir de nouvelles sections. C’est un système auto-régulateur.

Nous avons porté cette réforme ensemble avec de très nombreux partenaires, et en particulier Bernard Stalter, alors président de CMA France, avant qu’il ne soit emporté par le Covid. Je veux à nouveau lui rendre hommage. L’apprentissage est au cœur de la culture de l’artisanat et je trouve important de rappeler qu’investir sur les jeunes, c’est investir sur l’avenir, et réciproquement.

C’est cette culture qu’on a voulu insuffler c’est pour cela que, pour lancier la réforme, j'avais emmené en voyage d'étude les partenaires sociaux et les vice-présidents de Région en Suisse où 65% des jeunes passent par l’apprentissage, et on ne peut pas dire que la Suisse est un pays qui ne marche pas économiquement !

Les jeunes sont plus en avance sur le sujet qu’une partie des parents et des enseignants. C’est d’ailleurs dommage qu’une des mesures de la réforme n’ait pas encore été complètement appliquée : les 15 jours de découverte de multiples métiers par jeune et par an, de la 5e à la 1re. J’étais récemment à Lyon pour les Worldskills. 70.000 scolaires sont venus assister aux épreuves et ils avaient les yeux écarquillés et passionnés en regardant les candidats ! Il y a encore un énorme travail à faire sur ce point.

Détruire la prépa-apprentissage par exemple, alors qu’elle donne de très bons résultats, est là encore une économie qui pourrait coûter cher car beaucoup de jeunes sortent du système scolaire, même avant la 3e (un tabou français). Ce sont des jeunes qui peuvent se retrouver après pendant des années au RSA ou dans des missions locales, sauf si on leur propose un pré-apprentissage ou un autre dispositif adapté.

"Attention à la vision comptable à court terme ! Abraham Lincoln disait : "Si vous trouvez que l'éducation coûte cher, essayez l'ignorance." Supprimer la passerelle qui permet à des jeunes qui ont eu des soucis scolaires ou familiaux d’accéder à une formation vers un CAP, coûtera beaucoup plus cher à la Nation à terme, et pendant des années."

Qu’auriez-vous fait d’ailleurs si vous aviez été renommé ministre du Travail ces derniers jours ? Et quel est votre avis sur la composition du gouvernement ?

Comme me le disait encore récemment un directeur de CFA, je reste à leurs yeux la "marraine de l’apprentissage". Je ne fais pas le service après-vente mais j’essaye de conseiller pour que le cap soit maintenu. Après, je n’ai jamais commenté ce qu’on fait mes successeurs : chacun son époque, chacun son tour ! Ce n’est pas mon rôle que de donner des conseils et des avis avant même que les ministres aient pu faire quoi que ce soit…

En tout cas, Astrid Panosyan-Bouvet, qui a été nommée ministre du Travail et de l’Emploi, connaît l’entreprise, le Parlement…, et sera ouverte au dialogue avec les partenaires sociaux, patronat et syndicats donc je lui souhaite bonne chance.

Un dernier mot ?

En tant que ministre et dans mes fonctions actuelles, j’ai été amenée à faire beaucoup de conférences et d’interventions auprès d'entreprises, d’associations et de collectivités de toutes tailles. Ce qui me frappe, c’est que la France est un pays où l’on passe son temps à commenter ce qui ne va pas, alors qu’il y a une réelle force d’énergie, des gens engagés, qui ne se résignent pas et inventent chaque jour des solutions

"Gardons à l’esprit les Jeux Olympiques de Paris : il y a plein de ressources dans ce pays. Il faut faire confiance aux forces vives du terrain."

Les TPE tissent le tissu social et économique du pays. Partout, les TPE réunissent des personnes qui n’ont pas le même background social, des opinions différentes, des religions différentes, des savoir-faire différents, mais qui travaillent ensemble à un objectif commun. C’est cela, faire société.

Soyons fiers de nos valeurs, de notre utilité sociale, de notre artisanat… Cette quête de sens est d’ailleurs souvent recherchée par les jeunes générations, et cela s’est renforcé depuis le Covid. Cette énergie collective est nécessaire pour rechercher des solutions qui viennent du terrain et pas forcément d’en haut…Ensemble, on peut beaucoup !

Le jeudi 10 octobre, en ouverture de la 3ᵉ édition du Salon IMMERSION/S, organisée par le FAFCEA (Fonds d'assurance formation des chefs d'entreprise artisanale), Muriel Pénicaud animera une conférence sur "le futur du travail". Ses œuvres photographiques seront également exposées durant les 4 jours de l'événement.

Partager :